PETITE HISTOIRE DE L’ARASEMENT DU BARRAGE DES PIPES EN FRANCHE COMTE VERS BAUMES LES DAMES

RAPPEL DU CONTEXTE RÉGLEMENTAIRE :
Même si la question tranchée dans cette « aventure juridique » n’est pas directement en lien avec le problème des modalités de suppression des seuils en rivière, il nous paraît utile de rappeler les « péripéties » de cette question.
Comme vous le savez, cette réglementation a évolué ces derniers temps au nom de la fameuse et incontournable Continuité Écologique.
Un décret de 2020 avait, entre autres, soumis à un simple régime de déclaration, et non d’autorisation, l’ensemble des « Travaux, définis par un arrêté du ministre chargé de l’environnement, ayant uniquement pour objet la restauration des fonctionnalités naturelles des milieux aquatiques, y compris les ouvrages nécessaires à cet objectif. »
Les fédérations de moulins, entre autres requérants, voyaient dans cette facilité d’un biais pour passer en simple régime de déclaration des suppressions d’ouvrages… !
L’esprit du pouvoir réglementaire dans ce texte de 2020 était sans doute de poser comme principe qu’il ne pouvait y avoir, en ce domaine, de régime d’autorisation, puisque restaurer les fonctionnalités naturelles des milieux aquatiques ne pouvait être « que vertueux ». 
Les fédérations de moulins y voyaient, tout au contraire, un biais dangereux pour faciliter des suppressions d’ouvrages…
C’est donc fort logiquement que le Conseil d’Etat, saisi par ces fédérations, avait, par une décision du 31 octobre 2022 (CE, 31 octobre 2022, n° 443683) donnés raison à ces dernières. 
La question n’était toutefois pas définitivement tranchée et un projet de décret avait « rebattu les cartes » dès avril 2023 avec pour objectif, entre autres, de revenir au statu quo ante à quelques détails près, et ainsi réinstaller le régime supprimé en 2022… 
Ainsi le 30 septembre 2023 un nouveau décret était publié (décret n° 2023-907 du 29 septembre 2023) modifiant la nomenclature des installations, ouvrages, travaux et activités relevant de la police de l’eau annexée à l’article R. 214-1 du code de l’environnement, et restaurant dans la nomenclature IOTA, la rubrique 3.3.5.0. Relative à la restauration des fonctionnalités naturelles des milieux aquatiques.

LA SUPPRESSION DU BARRAGE DES PIPES
Par un arrêté du 30 avril 2024, le préfet du Doubs a accordé à l’établissement public d’aménagement et de gestion des eaux Doubs Dessoubre (EPAGE) une autorisation environnementale pour la réalisation de travaux d’aménagement du barrage des Pipes sur le Cusancin à Baume-les-Dames, et a déclaré d’intérêt général les travaux ainsi autorisés, l’arasement de cet ouvrage ayant vocation à permettre la restauration de la continuité piscicole et morphologique du Cusancin.
Un certain nombre de propriétaires riverains ont saisi le juge des référés du Tribunal administratif de BESANÇON sur le fondement des dispositions de l’article L 512-2 du code de justice administrative, pour obtenir la suspension de l’exécution de cet arrêté et voir enjoindre au préfet du Doubs de faire cesser immédiatement les travaux entrepris sur le barrage des Pipes.
Ce texte permet au juge de suspendre l’exécution d’une décision administrative, notamment… « S’il constate une atteinte grave et manifestement illégale portée par une personne morale de droit public à une liberté fondamentale, résultant de l’action ou de la carence de cette personne publique, de prescrire les mesures qui sont de nature à faire disparaître les effets de cette atteinte, dès lors qu’existe une situation d’urgence caractérisée justifiant le prononcé de mesures de sauvegarde à très bref délai et qu’il est possible de prendre de telles mesures ». 
Les requérants ont donc invoqué ces dispositions en arguant du fait que l’arrêté litigieux portât une atteinte grave au droit de propriété et plus particulièrement à leur droit de prise d’eau fondé en titre dès lors qu’il conduirait à l’assèchement du canal des Pipes ce qui les priverait de toute alimentation en eau du Cusancin.
Le juge des référés de BESANÇON avait fait droit aux demandes des propriétaires aux motifs principaux suivants :
« Il résulte de l’instruction que, sur les parcelles dont sont propriétaires les requérants, a été édifié un ancien moulin à battre le papier dont l’existence est matériellement établie à partir du XVème siècle… Dans ces conditions, les requérants sont susceptibles de bénéficier d’un droit de prise d’eau fondé en titre.
D’autre part, le droit de prise d’eau fondé en titre ne se perd pas par l’absence d’exercice du droit d’usage attaché à un moulin fondé en titre, lequel a la nature, au demeurant, d’un droit réel immobilier. Sa disparition ne peut résulter que de la constatation que la force motrice du cours d’eau n’est plus susceptible d’être utilisée du fait de la ruine ou du changement d’affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume du cours d’eau. En revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n’aient pas été utilisés en tant que tels au cours d’une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d’eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit. 
Il est constant que l’arasement du barrage des Pipes conduira à un assèchement définitif du canal des Pipes. Dans ces conditions, la force motrice du cours d’eau ne sera plus susceptible d’être utilisée par les requérants et le droit de prise d’eau fondé en titre dont ils disposent sera éteint. »

 Le magistrat des référés précise très clairement :
« …Qu’une telle opération d’arasement du barrage des Pipes, qui tend à déposséder les requérants d’un élément de leur droit de propriété, ne pouvait être mise à exécution qu’après soit l’accomplissement d’une procédure d’expropriation, soit l’intervention d’un accord amiable avec les propriétaires intéressés. »
Victoire donc pour les propriétaires et à nouveau une manifestation de la puissance de la valeur juridique des droits fondés en titre, si particuliers dans le domaine de la petite hydroélectricité.
 

PETITE HISTOIRE DE L’ARASEMENT DU BARRAGE DES PIPES EN FRANCHE COMTE VERS BAUMES LES DAMES

LE CONSEIL D’ETAT SANCTIONNE TOUTEFOIS LE JUGE DES REFERES BISONTIN
Le Conseil d’État, saisi par l’Etablissement Public bénéficiaire de l’arrêté (EPAGE), statuant en qualité de Juge des référés, a annulé l’ordonnance du Tribunal de Besançon par un arrêt du 17 septembre 2024 (N°497441, Inédit au recueil Lebon).
Cette décision n’est pas tout à fait surprenante, car elle consacre une jurisprudence établie en la matière quant à la définition des droits fondés.
La Haute, juridiction administrative rappelle la définition et les caractéristiques du droit fondé en titre :
« En premier lieu, sont regardées comme fondées en titre ou ayant une existence légale, les prises d’eau sur des cours d’eau non-domaniaux qui, soit ont fait l’objet d’une aliénation comme bien national, soit sont établies en vertu d’un acte antérieur à l’abolition des droits féodaux. Une prise d’eau est présumée établie en vertu d’un acte antérieur à l’abolition des droits féodaux dès lors qu’est prouvée son existence matérielle avant cette date. La force motrice produite par l’écoulement des eaux courantes ne peut faire l’objet que d’un droit d’usage, et en aucun cas d’un droit de propriété. Il en résulte qu’un droit de prise d’eau fondé en titre, lequel a la nature d’un droit réel immobilier, se perd lorsque la force motrice du cours d’eau n’est plus susceptible d’être utilisée par son détenteur, du fait de la ruine ou du changement d’affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume du cours d’eau.
En revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n’aient pas été utilisés en tant que tels au cours d’une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d’eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit. »
Consacrant l’importance de ce type de droit immobilier, le Conseil d’Etat juge cependant qu’au cas d’espèce, celui-ci a été perdu.
Il estime au vu des pièces produites que :
« ….sur les parcelles dont sont propriétaires les requérants, a été édifié un ancien moulin à battre le papier, dénommé « Moulin de Sicard », dont l’existence est matériellement établie à partir du 15ème siècle, notamment par un mémoire historique sur l’abbaye de Baume-les-Dames, l’eau y étant amenée par un bief alimenté par le barrage édifié sur la rivière du Cusancin et que, vers 1893, un atelier de fabrication de pipes y a été installé, disposant des installations hydrauliques de ce moulin. Toutefois, il résulte également de l’instruction que cet atelier a été transféré, en 1896-1897, dans les locaux d’une nouvelle usine de pipes, édifiée sur des parcelles plus en aval de ce bief, que l’ensemble des installations hydrauliques de ce bâtiment ont alors été démantelées, la nouvelle usine disposant de ses propres installations hydrauliques, que le bâtiment du « Moulin de Sicard » a alors été partiellement démoli et réaménagé pour en faire un immeuble d’habitation, destination qu’il a ensuite toujours conservée, et qui était la sienne lorsque M. C, d’une part, et M. D, d’autre part, en sont devenus propriétaires, ainsi qu’en attestent le titre de propriété produit par M. C, datant de 1996, et le compromis de vente produit par M. D, datant de 2001.
Il résulte de ce qui a été dit au point 4 que le droit de prise d’eau fondé en titre attaché à ce bâtiment doit être regardé comme ayant été perdu à raison du changement d’affectation de ce bâtiment et de la disparition définitive de l’ensemble de ses installations destinées à utiliser la pente et le volume de l’eau qui en est résulté, et ce antérieurement à son acquisition par les requérants, qui ne peuvent dès lors se prévaloir d’un tel droit, quand bien même par ailleurs le barrage sur le Cusancin et le bief d’alimentation seraient restés, quant à eux, en état. »
Ne reconnaissant pas le droit fondé en titre des requérants qui contestaient l’arrêté, le Conseil d’Etat reçoit donc l’appel du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et l’EPAGE qu’il juge fondés à soutenir que c’est à tort que le juge des référés du tribunal administratif avait retenu l’existence du droit de prise d’eau fondé en titre dont se prévalaient les requérants.
Dès lors, il estime que le premier juge ne pouvait juger que l’arrêté contesté portait une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.

A contrario donc et si le droit fondé en titre avait été reconnu, il est probable que le Conseil d’Etat aurait jugé comme le Tribunal Administratif de Besançon, que l’arrêté aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale…. !